Dans les années 20, la marque turinoise Diatto était la rivale désignée de Lancia. Réputées pour leur fiabilité, le soin de leur construction et leurs performances, les voitures qu’elle fabriquait étaient parmi les plus appréciées de l’élites sociale. Disparue à l’aube du choc de Wall Street à cause de difficultés financières, Diatto a laissé derrière elle d’excellentes autos, à l’image de ce torpédo mû par un 4 cylindres à arbre à cames en tête. Brillant pour son époque, il constitue un témoignage extraordinaire du savoir-faire italien de l’entre-deux-guerres.
La production de 250 unités par an fait d’emblée de Diatto l’un des acteurs majeurs du marché national
Sous sa robe d’une élégance classique, la Tipo 20A cache une mécanique insoupçonnée car son moteur deux litres est doté d’un arbre à cames en tête.
U’ne fois n’est pas coutume, commençons par l’écusson : que vous rappelle ce lettrage blanc dans un ovale rouge cerné par des points rouges sur fond blanc ? Bugatti bien sûr ! Alors, qui a copié qui ? On raconte que c’est Ettore Bugatti en personne qui, grâce aux excellents rapports de collaboration qu’il entretenait avec Diatto, aurait choisi de modeler son logo à l’image de celui de son collègue turinois. Celui-ci se serait senti honoré d’avoir servi de source d’inspiration à un producteur aussi important. Si les légendes ne reflètent pas toujours la réalité, il y a de fortes probabilités que celle-ci soit fondée. Car l’histoire de la Diatto est bien plus ancienne que celle de Bugatti.
Ses débuts se perdent en 1835 quand, dans son usine de Corso Moncalieri, la marque commence à produire calèches et carrosses puis, à partir de 1865, des omnibus [1]. En 1868 s’ajoutent les wagons ferroviaires pour des clients comme la Compagnie des wagons-lits ou les Grands Express Européens de Paris. Les bénéfices permettront aux frères Vittorio et Pietro Diatto, petits-fils du fondateur Guglielmo, de cumuler des capitaux qui seront réemployés pour franchir, en 1905, le pas de l’automobile. A cette époque, il n’y a que 2 119 voitures en circulation sur le territoire italien, soit une pour 16 075 habitants [2], mais le “carrosse sans chevaux” représente l’avenir et les chiffres de production de la nouvelle arrivante, la Fiat – qui a fabriqué 268 autos en 1904 –, sont encourageants.
Par l’intermédiaire d’Ettore Bugatti, les Diatto signent alors un contrat avec Clément-Bayard et créent la société DiattoClément SA pour assembler sous licence des Clément dans une usine de 25 000 m2 (avec 200 machines-outils et 500 ouvriers, contre les 700 de Fiat) située Via Fréjus [3]. Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas de coopération entre France et Italie en cette préhistoire automobile [4]. Le modèle le plus puissant des trois, la 20-25 HP (3 770 cm3), est de si bonne qualité qu’il gagne la Coupe Herkomer, un prix allemand attribué aux voitures les plus fiables dans les courses d’endurance. Deux autos plus économiques l’épaulent : la 10-12 HP (1 884 cm3) et la 14-18 HP (2 724 cm3). La production de 250 unités par an fait d’emblée de Diatto l’un des acteurs majeurs du marché national.
En 1907 s’ajoute la 25/35 HP (4 846 cm3), puis c’est au tour de la 24 HP en 1908, une luxueuse 6 cylindres tribloc qui sera malheureusement un échec. Le 30 juin 1909, Adolphe Clément abandonne la société : le nom de l’entreprise devient alors Fonderie Officine Fréjus, mais l’appellation commerciale reste Diatto.
Le premier modèle 100 % italien, la 16 HP (2 049 cm3) de 1910, est une réussite : pour faire face à la demande, l’entreprise ouvre, Via Moretta, une usine de carrosseries [5] et rachète – en 1915 – les installations John Newton à Turin et Scacchi & C à Chivasso dans le but d’assembler des utilitaires légers dérivés des autos. L’année suivante, afin de se préparer à la production militaire, elle accueille dans son giron la Société des Moteurs Gnome et Rhône SA spécialisée dans les blocs d’avions et qui construira sous licence des moteurs 8 cylindres Bugatti. Encore une fois, les destins italiens et français se croisent.
Quant à la fabrication automobile proprement dite, c’est un tourbillon de modèles qui vont et viennent sans arrêt en cette période-là, leur cycle de vie étant généralement très court, à l’image de la Tipo Unico 16 HP (2 112 cm3, trois rapports) de 1911 et de la Tipo 18 (2 413 cm3, quatre rapports) qui en prend la relève dès 1912. Cette dernière constituera le fleuron du constructeur jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Les Diatto se distinguaient de leurs concurrentes par leur esthétique et leur excellente finition.
A cette époque, les Diatto s’engagent souvent en compétition et signent de très bons résultats, à l’instar d’Eugenio Silvani qui, en juin 1914, remporte le circuit toscan de San Piero a Sieve. En 1916, Enzo Ferrari, qui n’est encore qu’un jeune passionné de véhicules de course, achète une Diatto avec son frère. Rouge, cela va sans dire…
Cette même année, la gamme compte aussi la 20/25 HP (2 724 cm3) et la 30/40 HP (3 669 cm3), toutes deux à moteur 4 cylindres, seule architecture désormais utilisée et à laquelle la marque restera fidèle jusqu’à la fin. Une fois la paix signée, la crise menace Diatto, épuisée par les grèves ouvrières et les dettes. L’entreprise (qui, en 1920, revient à la dénomination officielle Società Anonima Auto mobili Diatto) doit s’acquitter d’une créance de six millions de lires versée par le gouvernement pour acheter les fournitures militaires.
La forme du tableau de bord en bois marqueté suit parfaitement celle du capot moteur. Les deux commandes placées sur le moyeu du volant (très incliné) gouvernent l’avance à l’allumage (à gauche) et l’accélérateur à main (à droite). Au centre se situe le poussoir du klaxon électrique. La petite pédale de gauche actionne l’échappement libre, ce qui dégage un brin de puissance supplémentaire et beaucoup plus de bruit.
Afin de suivre de plus près l’état de ce remboursement, le siège social est temporairement déplacé à Rome. A Turin, le secteur ferroviaire est vendu à Fiat pour pouvoir poursuivre le développement de nouveaux modèles. Ces derniers s’avéreront les mieux réussis de l’histoire de la marque, mais seule la petite Tipo 10 (1 017 cm3, 12 ch, 55 km/h) est une Diatto à part entière. Les autres partagent leurs gènes avec divers constructeurs, comme la moyenne Tipo 30 produite sous licence Bugatti (1 452 cm3, 25 ch, 90 km/h) ou la Tipo 20 qui, contrairement à ce que pourrait laisser supposer son nom, est bien plus grande que la 30.
Présentée en 1922 au Salon de Milan, la Tipo 20 est le fruit du génie de Giuseppe Coda, propriétaire de la Veltro Automobili de Turin, une entreprise tuée dans l’œuf à cause de difficultés financières. Mue par un moteur à arbre à cames en tête de 1 996 cm3 pour 40 ch, la plus intéressante des Diatto se démarque par ses finitions haut de gamme et sa grande robustesse. Conçue pour la compétition, sa jumelle Tipo 20S (pour Spinta, poussée) délivre 75 ch et remporte de multiples succès aux mains des meilleurs pilotes de l’époque :
Guido Meregalli finit premier au Circuito del Garda en 1924, Alfieri Maserati [6] à la Aoste-Grand Saint Bernard, à la Susa-Moncenis (deux montées chronométrées) et à la Targa Florio, et Gastone Brilli-Peri à la Coupe des collines de Pistoia en 1923. Malgré ces victoires [7] et le bon accueil que les marchés étrangers réservent à la Tipo 20 (notamment l’Angleterre et l’Australie),
Diatto ne parviendra jamais à se redresser du choc financier d’après-guerre. En 1923, la firme dépose un première fois le bilan. En mai 1924, une nouvelle société est fondée avec quatre associés (Panetti, Musso, Prandi et Gordini) qui privilégient le domaine sportif en finançant une monoplace à huit cylindres. Engagée au Grand Prix d’Italie de 1925 et pilotée par Emilio Materassi, celle-ci ne franchira pas la ligne d’arrivée. En 1926, Diatto emploie 400 collaborateurs. De ses chaînes tombent chaque jour sept Tipo 20A, un remaniement de la Tipo 20 comptant 45 ch dont l’empattement est passé de 3 à 3,1 m. La sérénité semble à portée de main quand la faillite des entreprises textile de la famille Musso précipite la fin de la Diatto.
La production régulière cesse en 1927, mais quelques exemplaires verront le jour jusqu’en 1929 pour écouler les stocks de moteurs. En 1931, Carlino Sasso rachète les droits d’utilisation en se limitant à produire des pièces détachées et en utilisant les salariés pour fabriquer… des compresseurs et des groupes électrogènes. En 1955, ce qui reste de l’ancienne usine Diatto est cédé à la Veglio & Co et la marque entre à jamais dans les mémoires, forte d’une excellente réputation pour une entreprise qui n’aura assemblé des voitures que durant 21 ans, de 1906 à 1927. En m’approchant de la Tipo 20A de 1924 de mon essai, ma première impression est qu’elle inspire le respect.
Est-ce parce que je suis face à un témoignage d’une histoire achevée, parce qu’elle est d’une grande élégance sous cette teinte bordeaux et ivoire aux incontournables ailes noires ou parce qu’elle est immense avec son empattement de 3,10 m, soit à peu près celui d’une DS 19 ? En tout cas, je suis intimidé ! Au moment de monter à bord, mon stress et mon admiration ne font qu’augmenter. Prendre place au volant implique un savoir-faire peu banal : il faut réfléchir avant d’entrer. On glisse la jambe gauche, puis la droite, et enfin le torse. Je me retrouve alors très loin du sol, ce qui ferait se sentir à l’aise l’utilisateur d’une moderne.
Mais là, je me demande pourquoi être aussi haut perché alors que l’espace est à ce point compté. Jugez plutôt : je suis écrasé entre une immense capote qui descend vers la partie avant et les flancs qui si resserrent sur moi. Je me souviens alors qu’il y a un siècle ou presque, le chauffeur n’était qu’un serviteur et que, par conséquent, il était tout à fait normal de le limiter à un niveau de confort moins que basique : inexistant ! Ce “dépaysement” se confirme face au volant très haut et très incliné, alors que je suis assis sur une banquette qui semble pensée non pas pour maintenir ses occupants, mais pour les faire glisser dehors (il n’y a pas de vitres latérales…).
Une fois le moteur démarré par le biais d’opérations somme toute modernes, mis à part le starter caché sous le tableau de bord et le réglage de l’avance au volant, je me rends compte que le pire n’est pas encore derrière moi. Je dois à présent composer avec un grand nombre d’éléments qui paraissent réfléchis afin de transformer un essai en cauchemar, pour peu que le journaliste soit né près d’un demi-siècle après la bagnole.
Silvia Nicolis et la Diatto Tipo 20A Torpédo 1924 du musée Nicolis
“Mon père m’a légué une passion”
Pour mieux comprendre la fille, il faut quelquefois s’intéresser au père. Luciano Nicolis, né en 1934, était un garçon très pauvre qui, à la fin de la guerre, avait faim. Il s’invente alors un métier en allant récupérer cartons et ferrailles. Il se donne tellement de peine qu’il arrive à créer une petite entreprise, la Lamacart de Vérone, qui devient vite la plus importante en Europe dans le domaine du recyclage du papier. La nécessité de ne rien gaspiller et de tout récupérer le conduit, au fil des ans, à s’attacher à n’importe quel objet de collection.
Mais Luciano n’est pas un hurluberlu qui accumule : il se voit plutôt comme le gardien d’un passé qui doit se transmettre aux générations futures. C’est pourquoi, en 2000, il rend publiques ses trésors en ouvrant à Villafranca, à quelques kilomètres de Vérone, le musée qui porte son nom : une collection de 200 voitures tout d’abord, mais également 105 motos, 120 vélos, 3 avions, 500 appareils photos, 100 machines à écrire, 120 instruments de musique, 100 volants de Formule 1.
A sa mort, en 2012, la direction du musée revient à sa fille Silvia qui le gère avec passion et énergie en mémoire de son père. La Diatto Tipo 20A 1924 qui illustre ces pages n’est que l’une des plus de 90 autos qui y sont abritées (hormis quelques modèles, elles sont exposées en rotation).
Dans les coulisses des salles, on retrouve de belles reconstructions, telle celle de l’atelier “années 50”, avec une Lancia Appia première du nom et des radiateurs de véhicules vintage. Le musée est situé Viale Postumia, 71 Villafranca à Vérone. Il est ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18h. L’entrée est fixée à 10 euros.
L’élégance de la Diatto se retrouve partout : l’intérieur de la capote est vierge de tout élément structurel, hormis un renfort transversal peint dans la couleur de la toile.
Je vous dresse une liste exhaustive de toutes ces complications. 1 : accélérateur et freins sont inversés (ce qui peut se révéler dangereux) – 2 : le volant est à droite – 3 : la grille de la boîte de vitesses est “à l’envers” avec 1re et 2e au centre, 3e et 4e à gauche, MAR en haut à droite – 4 : la boîte n’est pas synchronisée, donc le double débrayage s’impose – 5 : le rétroviseur côté conducteur est grand comme une pièce de deux euros et la lunette arrière ne dépasse pas la taille d’un billet de 100, ce qui fait que, ne pouvant contrôler ce qui se passe derrière, je peux juste espérer qu’il n’y ait personne – 6 : les freins sont à commande mécanique et uniquement prévus à l’arrière.
Malgré tous ces obstacles, ayant une âme d’aventurier, je me lance tout de même dans les ruelles de l’enceinte du musée qui nous a confié cette voiture. Le moteur, bruyant, a une sonorité sourde et agréable et une montée en puissance très volontaire pour un deux litres de 94 ans. La boîte, commandée par un embrayage très brusque, est dure et peu maniable, autant à cause de la forme du levier que du dessin de la grille. Mais l’étagement des rapports apparaît équilibré, hormis une première ultracourte qui sert à donner le juste élan.
La direction, presque “impossible” en parking, s’améliore lorsque l’on roule : imprécise, peu directe, mais encore dans les limites de l’utilisable. Les essieux rigides rendent les entrées de virage peu rapides et le confort s’en ressent. Mais ce n’est pas le plus grave. Le désastre, le vrai, ce sont les freins. Avec deux uniques petits tambours pour ralentir près d’une tonne et demie, la pression sur la pédale ne sert franchement qu’à allumer les minuscules feux stop montés afin de circuler de nos jours.
La possibilité d’arrêter la Tipo 20A réside alors en trois facteurs : rouler très tranquillement, rétrograder jusqu’en première, prier vos saints préférés (opération vivement conseillée, même en cas d’athéisme) que la route soit parfaitement dégagée. Je vous avoue avoir respecté les trois, sans avoir pour autant évité les sueurs froides. Mais au final, je me suis toujours arrêté. Un peu comme cette marque qui aurait mérité une existence bien plus chanceuse.
Sur cette photo de profil, on visualise bien l’espace (généreux) dévolu aux passagers par rapport à celui laissé au chauffeur.
Prendre place au volant implique un savoir-faire peu banal : il faut réfléchir avant d’entrer
Un grand merci à Andrea, le mécano du musée Nicolis, pour sa patience lors de notre séance photo, à Sara, du centre de documentation, pour nous avoir déniché un précieux exemplaire de la notice d’entretien de la Tipo 20A, à Enrica, pour nous avoir fait découvrir les trésors de la collection, et un merci tout particulier à Silvia, la patronne des lieux, qui poursuit avec passion l’œuvre de son père Luciano.
Passeport technique Diatto Tipo 20A Torpédo
MOTEUR
Type Diatto 20A. 4 cylindres monobloc en ligne, disposé longitudinalement à l’avant, bloc et culasse en fonte, vilebrequin sur trois paliers, distribution par arbre à cames en tête commandé par cascade d’engrenages, soupapes en V ■ Cylindrée : 1 996 cm3 ■ Alésage x course : 79,7 x 100 mm ■ Rapport volumétrique : 5,5:1 ■ Puissance maxi : 45 ch à 3 000 tr/mn ■ Alimentation : par un carburateur Weber automatique ■ Allumage : par batterie 6 V 90 Ah, magnéto haute tension avec distributeur ■ Refroidissement : liquide, par radiateur et pompe.
TRANSMISSION
Roues AR motrices avec arbre longitudinal et joint de cardan ■ Embrayage : monodisque à sec ■ Boîte de vitesses : 4 rapports + MAR, levier au plancher.
STRUCTURE
Torpedo 4 portes, 6 places, châssis à longerons et traverses, carrosserie en tôles d’acier, capote en toile ■ Suspensions AV : essieu rigide, ressorts à lames longitudinaux, amortisseurs à friction ■ Suspension AR : essieu rigide Cantilever, ressorts à lames longitudinaux, amortisseurs à friction ■ Freins : tambours AR, commande mécanique (à tambours AV en option, brevet Perrot) ■ Frein à main : mécanique, agissant sur les roues AR ■ Direction : à vis et secteur ■ Jantes : fils, Sanckey ou RudgeWhitworth ■ Pneumatiques : Dunlop Cord 820 x 120 ■ Empattement : 3,100 m ■ Voies AV/ AR : 1,400 m ■ Poids à vide : 1 400 kg.
PERFORMANCES
Vitesse maxi : 100 km/h ■ Consommation : 17,5 l/100 km.
PRODUCTION
1924-1927 : nombre d’exemplaires inconnus.
COTATION
Malgré sa rareté (on estime qu’il n’en reste qu’une trentaine d’exemplaires), la Tipo 20A se négocie à un prix moyen : dans les 35 000 euros, sans distinction entre berlines (plus rares) et torpédos (plus courantes). Cette marque souffre d’un manque d’intérêt que la stabilité de sa cote depuis dix ans vient confirmer.
Cette prise de vue du compartiment moteur, côté gauche, met en valeur le long collecteur d’échappement en une seule pièce et la partie électrique avec notamment distributeur (monté à l’horizontale), magnéto et démarreur. Notez également le ventilateur, en bois, et la trompette du klaxon électrique sur l’auvent.