Née à Iso Rivolta, mue par un V-8 Chevrolet et destinée, à l’origine, à la compétition, cette rare granturismo porte le nom de son créateur : Giotto Bizzarrini, un ingénieur fantasque plutôt du genre à n’en faire qu’à sa tête. Les solutions techniques, le style et la dynamique de conduite de cette “super sportive” aujourd’hui devenue rare sont là pour en témoigner.
Cette vue met en valeur la force et le charme de la Bizzarrini : les deux-tiers de la hauteur de la voiture sont occupés par la roue, la poupe est plongeante, les échappements menaçants et une très “artistique” sortie d’air évacue la chaleur produite par les freins arrière
Les petites routes sinueuses ne sont pas, à franchement parler, le terrain de prédilection de la 5300 GT. Pourtant, elle y fait preuve d’un comportement très sain et sécurisant.
Quel est, selon vous, le stéréo type d’une hypersportive italienne ? Vous l’imaginez à coup sûr produite dans la région de Modène, ou au pire à Milan, dessinée par Pininfarina, Zagato ou Bertone et mue par un 12 cylindres avec quatre arbres à cames en tête. Et, cela va sans dire, rouge. Vous comprendrez donc que la voiture que je vous présente dans ces pages semble avoir été pensée pour mettre à mal les clichés (avouonsle, fondés) sur le portraitrobot de la granturismo transalpine. Elle est en effet née en Toscane, une terre plus célèbre pour ses vins et ses collines parsemées de cyprès que pour ses autos [1], n’a pas été esquissée par un carrossier mais par un ingénieur et son moteur est un 8 cylindres en V de nationalité américaine.
Pour compléter le tableau, elle est grise. A tous points de vue donc, la Bizzarrini 5300 GT Strada est un OVNI. Et pour en saisir la genèse, il faut remonter aux origines de son créateur. Giotto Bizzarrini est né à Quercianella le 6 juin 1926, au sein d’une famille de propriétaires fonciers (son grandpère avait collaboré avec Guglielmo Marconi à l’invention de la radio). En 1953, il termine ses études à l’université de Pise avec une thèse sur la transformation de la Fiat 500 Topolino en véhicule de course doté d’un moteur de 750 cm3 refroidi par air, prototype qu’il réalisera par la suite.
Devenu professeur, il quitte vite l’enseignement pour passer dans la salle d’essai moteurs de la OTO Melara, une grande entreprise métallurgique de La Spezia qui produit tracteurs, chariots élévateurs et véhicules militaires. En 1954, il déménage à Milan pour être embauché chez Alfa Romeo où il développe le châssis de la Giulietta Spider. En 1957, on le retrouve à Maranello, chez Ferrari, où il s’occupe entre autres du moteur de la Testa Rossa, des 6 et 12 cylindres de course, mais aussi du petit bloc d’un litre qui équipera l’ASA 1000 GT (Gazoline 201).
Vite nommé chef du bureau technique, il signe le spider California, les 250 GT SWB et GTO. En septembre 1961, avec de nombreux autres ingénieurs, il quitte le petit cheval cabré à cause de divergences d’opinions avec Enzo Ferrari et on le retrouve chez ATS, une petite firme de voitures sportives basée à Bologne
A tous points de vue, la bizzarrini 5300 Gt strada est un OVNI
abandonne après seulement un an de collaboration. En 1962, il fonde à Livourne la firme Autostar : sa première réalisation est un 12 cylindres en V qu’il vend à Ferruccio Lamborghini pour ses premiers modèles d’automobiles, de la 350 GT à la Miura (Gazoline 245). A la même époque,
l’industriel milanais Renzo Rivolta lui demande de s’associer avec sa propre entreprise, la Iso Rivolta [3], pour imaginer deux versions d’un coupé à hautes performances mû par un V8 Chevrolet : la Iso Grifo A3L (Lusso, luxe) dessinée par Bertone et sa variante “course”, la Grifo A3C (Corsa, course), dont Bizzarrini signera luimême la carrosserie.
Elle sera présentée au Salon de Turin de novembre 1963, en aluminium brut, sans peinture. En 1964, une A3C participe aux 24 Heures du Mans où elle remporte la victoire de classe dans la
catégorie des plus de cinq litres. Même si elle avait été pensée pour la course, une déclinaison Stradale (routière) de la A3C – stylistiquement très éloignée de la A3L – est également prévue. En février 1964, l’insatiable ingénieur donne le jour à une autre entreprise, la Società Prototipi Bizzarrini, toujours à Livourne.
Aussi génial qu’il a le sang chaud, prompt à la polémique, notre homme se brouille avec Rivolta et reprend à son compte les études de la Grifo qui deviendra la Bizzarrini 5300 GT Strada, première auto à porter son nom et, dans
les faits, copie presque conforme de l’A3C. Elle sera rapidement épaulée par la 538 Sport [4] de compétition.
En 1966, la société change de raison sociale (Bizzarrini SpA) et sort la petite GT 1900 dotée d’un 4 cylindres Opel et d’une carrosserie en fibre de verre [5] dont le design est tant inspiré de la 5300 qu’elle semble être sa réduction. Deux ans plus tard, le jeune Giorgetto Giugiaro, qui vient de fonder Italdesign, signe pour Bizzarrini (sur mécanique P538) le prototype Manta à la ligne futuriste. Mais en 1969, la Bizzarrini cesse ses fonctions de constructeur indépendant. Son créateur en profite pour s’exercer dans une multitude d’activités. Entre 1969 et 1972, il collabore avec AMC (American Motors Corporation) sur le prototype AMX/3, avant de revenir à l’université de Florence où il enseignera jusqu’en 1972. En parallèle, dans un petit bureau de l’autodrome toscan du Mugello, il dessine des voitures de compétition.
Si les carénages des phares en plexiglas sont spécifiques, les clignotants sont d’origine populaire (Fiat 850 Spider 1re série). Le pare-chocs, étroit, s’intègre parfaitement à la ligne de la voiture, mais ne protège pas les feux en cas d’accident.
Il signe également la Picchio, une étude de granturismo financée par les fonds publics des régions du Centre/Sud qui ne sera malheureusement jamais concrétisée. En 2005/2006, il participe entre autres à la création du prototype Saab Aero X. Malgré son âge, Giotto Bizzarrini ne prendra jamais sa retraite et continuera à travailler comme conseiller technique pour l’industrie. Le 23 octobre 2012, il a reçu le diplôme honorifique de design industriel de l’université de Calenzano.
La carrosserie de l’Iso Grifo A3C, dont la 5300 est une copie, était en réalité le fruit d’un travail d’équipe assez compliqué : Giotto Bizzarinni l’avait esquissée, le professeur Dini, de l’université de Pise, en avait peaufiné le profil aérodynamique et Giorgetto Giugiario (alors encore chez Bertone) en avait corrigé quelques détails. Enfin, c’est la carrosserie Sport Cars de Modène qui en avait produit la coque en aluminium, tandis que la société Bizzarrini de Livourne en assurait l’assemblage. Si sa base mécanique était identique à celle de l’Iso Rivolta GT, son empattement avait toutefois été réduit de 2,70 m à 2,45 m, l’objectif du “commendatore” Rivolta étant de mettre sur le marché un inédit compromis entre les confortables mais lourdes sportives américaines (telle la Corvette, dont la Grifo reprenait le moteur) et les granturismo italiennes, très rapides mais inadaptées aux longs voyages.
La 5300 GT Strada (route) récupère donc entièrement la mécanique de l’A3C, à commencer par le moteur Chevrolet 327 ci (cubic inches : c’estàdire 5 358 cm3) porté à 365 ch grâce à une alimentation par un carburateur Holley à quatre corps. Son montage en position centrale avant, derrière les roues, permet une excellente répartition des masses qui avantage le comportement routier. Une préparation Bizzarrini reposant sur un arbre à cames modifié et quatre Weber de 45 permet même à la 5300 de délivrer 405 ch. La boîte possède quatre rapports, ce qui trahit les origines américaines du projet.
La silhouette de la 5300 GT Strada est étonnante. Avec son 1,11 m en hauteur, c’est l’une des voitures de série les plus basses au monde. Les flancs sont plats dans leur partie inférieure car ils contiennent les réservoirs supplémentaires.
Le reste des éléments mécaniques est un assemblage de pièces provenant de diverses origines, comme souvent s’agissant de petites séries. Ainsi, alors que les suspensions avant sont celles des Maserati Ghibli, 3500 ou Mistral, sur quelquesuns des 133 exemplaires fabriqués, on retrouvera des éléments Jaguar ou Jensen. Les barres antidévers sont de production Ford USA, le différentiel est commun aux AC Cobra, Jaguar Mk X et Aston Martin, le filtre à essence est le même que celui de l’Alfa Romeo Montréal, tandis que le moteur d’essuieglaces est d’origine Mini. A son arrivée sur le marché, la 5300 GT Strada est l’une des granturismo les plus rapides au monde : selon le rapport de pont choisi, elle peut “s’envoler” à 280 km/h. Tout comme la Lamborghini Miura.
La boîte à quatre rapports trahit les origines américaines du projet
Monter à bord de la Bizzarrini est impossible. En descendre également. Avec une auto de 1,10 m de haut, le siège se trouve tellement près de la chaussée qu’on a davantage l’impression de s’allonger dans un lit que de s’asseoir dans une voiture. Du coup, la visibilité est très moyenne. Malgré le parebrise panoramique, on a du mal à évaluer les limites de la proue, les vitres latérales sont petites et, à l’arrière, on ne distingue absolument rien : pour se garer, il faut l’aide d’un assistant. Mais, avouonsle, une Bizzarrini est faite pour être conduite plus que pour être garée.
Et en effet, il suffit de démarrer pour oublier ces détails. Le 8 cylindres sonne fort, avec une voix puissante qui promet beaucoup. Si l’embrayage dur et la position verticale des pédales sont loin de m’enthousiasmer, les 300 mètres qui me séparent du carrefour me font
changer d’avis. Mais c’est une fois le feu passé au vert, grâce à une longue ligne droite sans trafic, que j’ai véritablement l’occasion de saisir la personnalité de cette auto. Dire qu’elle rugit et que son accélération colle au siège ne suffirait pas à exprimer ce que l’on ressent. Après tout, on peut conduire de nos jours des petites turbo encore plus rapides. Mais c’est justement là que se situe la différence : la Bizzarrini, elle, a un moteur énorme. Presque 5,5 litres pour plus de 400 ch dans la version à carburateurs Weber. Alors que la route défile sous mes roues, je me souviens de ce que déclaraient les Américains : “ No replacement for displacement” : il n’a rien qui puisse remplacer la cylindrée.
Nos amis contemporains, contraints de lutter pour réduire la pollution, ont beau tirer 300 ch d’un 4 cylindres, avec 8 cylindres dont le volume unitaire est supérieur à la cylindrée – totale – d’une Dyane (670 cm3, pour être précis) et quatre carburateurs prêts à avaler quelques litres d’essence à chaque pression sur l’accélérateur, on a un sentiment de plaisir, de plénitude impossible à éprouver autrement. Très rapide à monter en puissance, onctueuse, parfaitement équilibrée, cette mécanique n’a qu’une seule faille : les presque 20 litres aux 100 qu’elle engloutit.
La largeur de la poupe est soulignée par les optiques minimalistes : ce sont les mêmes que celles montées sur les Ferrari 250. Le pare-chocs est coupé en deux pour accueillir la plaque. En dessous se trouvent les deux sorties d’échappement.
Passeport technique Bizzarrini 5300 GT Strada
MOTEUR
Type Chevrolet 327 “small block”, 8 cylindres en V ouvert à 90° disposé longitudinalement à l’AV, derrière les roues, bloc et culasses en fonte, vilebrequin sur cinq paliers, un arbre à cames au centre du V, tiges et culbuteurs, soupapes en V, distribution par chaîne ■ Cylindrée : 5 358 cm3 ■ Alésage x course : 101,6 x 82,5 mm ■ Rapport volumétrique : 10,5:1 ■ Puissance maxi : 365 ch SAE à 5 800 tr/mn ■ Couple maxi : 50 mkg SAE à 4 000 tr/mn ■ Alimentation : un carburateur quadricorps inversé Holley ■ Allumage : par batterie 12 V 60 Ah, bobine et distributeur ■ Refroidissement : liquide par radiateur.
TRANSMISSION
Roues AR motrices ■ Embrayage : monodisque à sec ■ Boîte de vitesses : 4 rapports synchronisés + MAR, levier au plancher ■ Rapports de boîte : 1re : 2,540 – 2e : 1,920 – 3e : 1,510 – 4e : 1 – MAR : 3,360 ■ Rapport de pont : 2,880:1 (couple conique hypoïde : 17×49).
STRUCTURE
Coupé 2 portes, 2 places, châssis à plate-forme en tôles d’acier, carrosserie en aluminium ■ Suspensions AV : roues indépendantes avec triangles superposés, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs hydrauliques, barre antidévers ■
Suspension AR : essieu rigide avec pont De Dion, bras longitudinaux, ressorts hélicoïdaux, amortisseurs hydrauliques, barre antidévers ■ Freins : disques AV/AR, double circuit avec double servofrein ■ Frein à main : mécanique, agissant sur les roues AR ■ Direction : à recirculation de billes ■ Jantes : en alliage léger 6×15” AV, 7×15” AR ■ Pneumatiques : 6.00-15 AV, 7.0015 AR ■ Dimensions (L x l x h) : 4,460 x 1,760 x 1,110 m ■ Voies AV/AR : 1,420/1,430 m ■ Empattement : 2,450 m ■ Poids : 1 250 kg à vide. PERFORMANCES Vitesse maxi : 280 km/h ■ Consommation : 19 l/100 km.
PRODUCTION
1966-1969 : 133 exemplaires. Ce chiffre inclut en réalité un nombre d’Iso Rivolta Grifo A3C (1963) jamais officialisé, mais qu’on estime cependant à 16 unités.
COTATION
Pour une 5300 GT Strada en parfait état, préparez-vous à casser votre tirelire puisque la cote courante est de 450 000 euros. En dix ans, ce chiffre a plus que triplé. Et la tendance pour le futur apparaît également nettement à la hausse.
Le moteur n’a qu’une seule faille : les presque 20 litres aux 100 qu’il engloutit
puisque Andrea m’a confié son auto avec le plein, c’estàdire avec 130 litres (!), je garde une bonne marge d’autonomie… La direction est très directe et réactive, ce qui signifie que je dois vite apprendre à doser l’amplitude de mes gestes si je ne veux pas transformer chaque petite correction de trajectoire en virage. Par contre, le volant, bien que séduisant, est un peu trop fin et trop grand pour permettre une conduite aussi “chirurgicale”. Reste que je me surprends à trouver cette voiture de course – n’oublions pas ses origines – docile et facile à manier.
D’un monstre de plus de 400 ch, je me serais attendu à une conduite difficile, mais au contraire, la 5300 GT est toujours prête à s’adapter à ce que je lui demande. Seule exigence : après un passage en ville à petite allure, une forte pression sur l’accélérateur s’impose pour “nettoyer” les carbus. Les freins sont eux aussi très efficaces. Lors de son essai routier publié en février 1966, Quattroruote se plaignait d’une mise au point non optimale des quatre disques.
Chez Bizzarrini, on avait dû en prendre bonne note car l’auto d’Andrea, mise en circulation deux ans plus tard, freine très bien : le dosage sur la pédale est parfait, les distances de freinage réduites et même en pilant, la voiture maintient impeccablement la trajectoire. Le comportement, enfin, confirme le savoirfaire de Giotto Bizzarrini : le moteur derrière les roues avant équilibre les masses et limite le sousvirage. Pour la faire glisser de l’arrière, il faut vraiment exagérer : les roues très larges et l’excellente motricité qui va avec jettent les têteàqueue indésirés aux oubliettes.
Enfin, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le confort n’est pas mauvais. L’amortissement n’est pas aussi dur que l’on pouvait s’y attendre et, sans être la plus souple des granturismo, on y voyage agréablement. Ayant terminé mon essai, le moment est venu de sortir de l’auto. C’est sans doute l’instant le plus compliqué. Mais estce parce que mon corps est obligé de subir des contorsions peu naturelles ou parce que j’aurais volontiers profité plus longtemps de la Strada et de sa voix pleine ?